Tandis que le tavernier contait le récit des malheurs qui s'étaient abattus sur son village, son client l'écoutait attentivement. Au départ, il s'était montré un peu réticent à parler de ce sujet que personne n'évoquait autour de lui, puis il s'était finalement laissé aller, aidé par la confiance que lui inspirait Valentine et l'ambrosine qui rendait les langues plus souples. Cela lui faisait du bien d'entretenir un étranger de cette histoire, peut-être qu'il radotait un peu, mais il se sentait plus léger, au moins quelques minutes, de parler avec un homme qui ne cachait pas sa haine pour Lord Voldemort. Ici, personne n'appréciait le Seigneur des Ténèbres, mais personne n'osait le dire. La magie noire était lourdement ancrée dans l'histoire bulgare, et on la prenait avec beaucoup de sérieux. Les hommes de ce village, comme ceux de toutes les campagnes avoisinantes, s'étaient résignés à vivre avec cette peur et continuaient, malgré elle, à tenter de vivre une vie normale, à faire comme si de rien n'était, mais ils évitaient soigneusement d'en parler. Aussi, le tavernier fut grandement impressionné lorsque Valentine lui expliqua qu'il voulait détruire le puissant mage noir. Sa réputation s'était répandue dans le monde entier, mais entendre ces mots de ses propres oreilles lui faisait beaucoup d'effet. Le gros patron du "Dragon essoufflé" crut préférable de finir sa chope d'un trait pour que les choses passent mieux. Il s'humecta les lèvres d'un coup de langue et répondit. Valentine voulait savoir ce que le Seigneur des Ténèbres était venu chercher ici pour comprendre comment le détruire.
-Les raisons de cette guerre sont floues... Il parait que le Seigneur des Ténèbres voulait soumettre notre terre à son pouvoir, il s'est heurté à la résistance du gouvernement et n'a pas apprécié cela du tout. On dit aussi qu'il recherchait le trésor de Grindelwald... vous savez, l'autre mage noir... D'autres disent qu'il voulait retrouver la baguette de la mort, et qu'il avait appris qu'elle se trouvait chez nous. En vérité, personne n'a jamais vraiment compris. Personne à part Versus...
De nouveau, à l'évocation de ce nom, Valentine se fit plus attentif encore, et rapprocha sa tête pour mieux entendre. Constatant l'intérêt porté à son discours, le tavernier allait reprendre, lorsque...
-Tu parles trop, Boïgov!
Les deux hommes tournèrent la tête. Valentine mit un peu de temps à comprendre d'où venait la voix, le tavernier, lui, y était habitué. Il jeta un regard à un tableau qui représentait une forêt, au milieu de laquelle trônait une sorte d'homme d'armes. Ce soldat les dévisageait d'un oeil grave, surtout Boïgov. Le tavernier chercha à se justifier, il paraissait se chercher lui-même des raisons pour expliquer son inhabituel bavardage.
-On peut lui faire confiance, Ion, il est de notre côté. Il veut détruire le Seigneur des Ténèbres.
-Le Seigneur des Ténèbres est indestructible. Trancha brusquement le soldat du tableau.
-Il a déjà été détruit une fois...
-Cela l'a-t-il empêché de revenir? Vois notre village, regarde notre pays, regarde ta main, et demande-toi si vraiment, il a été détruit!
Boïgov baissa le nez, à court d'arguments. Cette scène prouvait une fois encore combien la marque du passage des forces des ténèbres restait fraîche et lourde sur ce pays ravagé. Mais le tavernier ne pouvait se résoudre au silence, il se sentait le besoin irrésistible de répondre à Valentine, de se libérer.
-Versus croyait lui aussi qu'on pouvait le vaincre, et il n'était pas seul... On dit que des hommes et des femmes résistent au Seigneur des Ténèbres dans votre pays...
Boïgov lança un regard interrogateur à Valentine.
-Les Bulgares aussi, ont résisté. Versus a levé une armée, nous nous sommes battus...
-C'est bien la preuve qu'on peut faire quelque chose contre Lui! S'emporta le tavernier en tapant du poing sur la table.
-Oui, et l'irriter encore plus! Que reste-t-il de notre armée?
A chaque fois que le tavernier tentait de rebondir, le soldat peint sur le tableau trouvait quelque chose à y redire. Au milieu de cet affrontement verbal, Valentine demeurait silencieux, espérant que les choses iraient dans le sens de ses recherches. Boïgov semblait mener un véritable combat avec lui-même, un combat au bout duquel il recherchait une lueur d'espoir à travers orage de tristesse et de fatalité qui encombrait son esprit et celui de tous ses frères. Le vieux barbu frotta sa barbe d'un air absent, les yeux tristes.
-Pas grand chose... La plupart sont morts, Ion, c'est vrai. Mais ça valait le coup. Versus nous a promis que ça servirait à quelque chose.
-Versus nous...
-Est-ce que Versus nous a déjà menti? S'écria Boïgov en toisant le tableau d'un regard irrité, outré.
Cette fois, le soldat ne sut trouver de mots à renvoyer. Surpris, il se tut. Le tavernier reprit, tournant les yeux vers Valentine.
-Versus cherchait quelque chose de précis. Quelque chose qui devait intéresser le Seigneur des Ténèbres puisque ses troupes ont envahi le pays peu après la levée d'une armée par notre ami spectral. Il y a eu de très nombreux combats, il parait que la Roumanie a également été ravagée par la guerre. Malgré les pertes et la supériorité du Seigneur des Ténèbres, je crois que Versus a réussi ce qu'il voulait, sinon, comment expliquer une telle colère du mage noir? Versus devait connaitre des informations très importantes, hélas, il n'en a jamais parlé clairement. Il faudrait se renseigner auprès de lui, mais il est introuvable...
Un silence lourd s'installa dans la grande pièce de la taverne. Boïgov lançait des regards navrés, Valentine semblait perplexe et sur le point de penser que toute cette démarche n'avait eu aucune utilité, lorsque le soldat du tableau se fit de nouveau entendre.
-Versus avait fait une halte ici pour recruter des compagnons d'armes. C'est ici qu'il nous a fait son discours, qu'il nous a promis que le Seigneur des Ténèbres pouvait être affaibli.
-Et alors? Grogna le tavernier en haussant les épaules. Tu te souviens l'avoir entendu nous dire ce qu'il cherchait exactement?
-Non, mais il était accompagné d'un homme. Un type un peu étrange. Il ne parlait pas, il ne souriait pas, mais il prenait tout en notes, les moindres scènes. Tu te souviens lorsqu'ils sont passés ici, Versus et lui? Il n'a pas lâché sa plume une seule fois! On aurait dit qu'il voulait faire un livre.
Le barbu releva la tête. Cela semblait lui rappeler des choses, Boïgov retrouvait la mémoire.
-Oui! Comment s'appelait-il, déjà?
Il se releva brusquement et fit signe aux deux autres de l'attendre. Puis il les abandonna quelques secondes, le temps de se précipiter vers son comptoir et d'en sortir un vieux bouquin usé, le registre des clients qui avaient dormi à l'auberge. Rapidement, Boïgov tourna les pages en commentant.
-Je me souviens très bien! Nous avions quand même réussi à lui délier un peu la langue à force de l'encourager. Il accompagnait Versus depuis presque tout le début de la guerre, il s'était battu lui aussi. Je crois qu'il savait des choses, il paraissait gêné à chaque fois qu'on insistait. Attendez, le voilà...
Le tavernier revint auprès de Valentine, registre à la main, et leva un doigt tendu pour capter l'attention de ses deux interlocuteurs.
-Il s'appelait Terrore Motyl.