Volker Günthers ambitionnait une apparence irréprochable. Son uniforme, un ensemble militaire austère fait sur mesure à
Tissard et Brodette, épousait sa large morphologie tout en mettant en valeur sa musculature. Aucun pli ne le gâchait. Son visage, malgré les cicatrices, était parfaitement imberbe : tous les matins, il se rasait à rebrousse-poil, pour une peau très nette et crépue au toucher. Ses cheveux gris-métal étaient, comme à l’habitude, coiffés et plaqués contre son crâne, sans l’ombre d’un épi. Certes, comme tout quinquagénaire travaillant au ministère, Volker avait un léger problème de calvitie. Plutôt que de chercher à le dissimuler, il avait délibérément rasé les zones qui avaient été épargnées par l’affliction, pour s’assurer que sa coiffe reste symétrique malgré les caprices de l’âge. Le résultat global, indépendamment de toute considération esthétique, était en effet exceptionnellement symétrique.
Cette apparence implacable inspirait un profond respect à tous ceux qui rencontraient Volker. Il avançait dans le temps tel un prince, les gens s’inclinaient sur son passage, et les journées s’imbriquaient les unes dans les autres, comme les maillons d’une chaîne. Tout était droit, parfait, digne.
Mais, des fois, la chaîne craquait. Et l’un des maillons se brisait. Et la journée que Volker était en train de vivre, c’était ce maillon-là.
Dans la matinée, deux journalistes étaient venus l’importuner dans son bureau, s’étaient tous deux présentés comme les rédacteurs en chef de la Gazette, s’étaient tous les deux traités d’imposteurs, et s’étaient tous les deux battus. Volker aimait bien les combats pour l’honneur, mais là, il était mal à l’aise. Ils se roulaient par terre comme des chatons en se gribouillant le visage avec leurs stylos-plumes, en couinant des mots comme “périodicité rédactionnelle !” “diffamation informationnelle !”, “déloyauté typographique !”.
Weird, weird, weird… Combat de journalistes, quoi... Exaspéré, Volker avait murmuré quelques ordres en Allemand, et deux brigadiers avaient traîné ces deux cassos hors de son bureau.
Ensuite, son assistante avait officiellement gagné la bataille institutionnelle qu’elle menait contre lui depuis dix ans : elle avait finalement été mutée vers un autre service pour cause de “harcèlement professionnel”, de “harcèlement sexuel”, “agressions avec arme blanche” et de “tentative de meurtre”. Quelle chochotte. Dans le bon vieux temps, essayer de tuer quelqu’un, c’était un signe de respect. Un agent des Ressources Humaines était venu demander des comptes à Volker dans un langage très soutenu, alors Volker avait crié, au hasard “diffamation informationnelle !” et l’agent était reparti d’un air convaincu. Du coup, Volker n’y comprenait plus rien. Il se vengerait en tuant son chien.
Ouais, et il le ferait à la fin de la journée...
Ensuite, un roux était passé dans l’entrebâillement de sa porte. Comme ça. Comme si c’était normal d’être roux. Volker lui avait crié d’aller se faire tondre : c’était la moindre des choses, quand on portait une couleur susceptible de détourner l’attention des gens. Il n’avait même pas daigné répondre “oui, monsieur”.
Il tuerait son chien, à lui aussi. Ouais. Et il le ferait à la fin de la journée. Aussi.
Pour finir, un mangemort avait déboulé dans son bureau sans toquer, en criant comme un beauf “c’est la police magique, ici !?”. Volker était habitué au dédain que les mangemorts vouaient à son département, mais il ne pouvait rien y faire : les mangemorts étaient intouchables, ils avaient récupéré le mérite de la victoire de 1998, alors qu’ils n’étaient qu’une vitrine. Des épouvantails que Voldemort avaient mis autour de Poudlard pour que les mioches fassent dans leur froc (c’était la version de Volker). Mais ils étaient intouchables. Eux on pouvait pas tuer leurs chiens. On pouvait même pas traiter la mère de leurs elfes de maison. Au ministère on pouvait rire de tout, des roux, des femmes, de tout, mais pas des mangemorts.
Celui-ci tenait un mec menotté par le bras. “Bon alors, un collègue m’a confié ce criminel pour l’interroger, mais euh, il est 16 heures, alors je vais rentrer, hein, j’ai ma popotte à faire. Bon, je le dépose ici hein. Allez, tantôt!” Et il avait laissé le criminel dans son entrée, comme si c’était une sorte de fougère décorative.
Cette fois, c’en était trop. Volker cassa son stylo, se leva de sa chaise et poussa quelques jurons en allemand,
sackgesicht, hackfresse, verdammte Scheiße. Soudain, il eut un éclair de génie…
Si cette journée n’avait aucun sens. Pourquoi devrait-il, lui-même, être sensé ? Si son environnement n’avait plus de logique. Pourquoi devrait-il être logique ? Aujourd’hui le ministère avait décidé d’être une valse absurde, qui diable était-il pour se dérober à la danse ? C’était officiel : Volker abandonnerait tout bon sens jusqu’à nouvel ordre.
Décidé à prendre part au bal du délire, Volker s’approcha du suspect, les yeux dilatés comme un scientifique transcendé par une théorie quantique…
“Oulalalala d’accord, doucement ! Je vais tout avouer !
- Je m’en fous...
- Le complot, les réunions secrètes, notre projet d’attentat, l’organisation, l’incendie, je vais tout vous dire !
- Je m’en fous, répéta Volker avec lassitude.
- Alors notre chef s’appelle Willy M… Quoi ? Vous voulez pas savoir ?
- Non. J’ai eu une journée absurde et en fait là, je cherche un cobaye pour stimuler la théorie du chaos. Petrificus totalus.”Volker rigola avec fatuité face au visage du mec pétrifié, qui s’était figé dans un air perplexe en entendant “petrificus totalus” prononcé avec l’accent allemand.
* AH-AH-AH ! *
Il avait son outil de décompression. Volker allait amputer ses petits doigts, et les recoudre dans des sens improbables. Ou alors, le croiser avec d’autres espèces et créer une nouvelle créature — le prochain hippogriffe, qui sait. Il allait dérouler des mètres de serpentins festifs et les lui faire rentrer par tous les orifices. Ensuite, il le regarderait et il rigolerait, il rigolerait, et ça le détendrait. Cet homme était son parc d’attraction, et chaque membre serait un manège différent.
Volker pétait rarement un câble, mais quand ça lui arrivait, il le faisait à fond, sans limite. Il connaissait une pièce abandonnée, à l’étage des mangemorts, qui se prêterait à merveille à son plan foireux. Car oui, c’était complètement foireux, il l’assumait.
* * *
Il ouvrit la porte de la salle abandonnée et jeta son cobaye dedans. Mais... la pièce n’était plus déserte. Oh, schweiss. Un bureau, des meubles, une femme. Quoique, des meubles et une femme, c’était un pléonasme. C’était un bureau avec des meubles.
“Je ne crois pas que vous devriez le balancer comme ça, vous allez l'abîmer” articula le meuble d’une voix mal assurée.
What the fuck ? pensa Volker. Ou plutôt, parce que Volker pensait en allemand,
was zum Teufel ?
Abimer un criminel ? Qui donc était assez débile pour lui sortir une réplique pareille ? Il jeta un œil vers la porte, il il lût “Rose N. Shafiq”.
Ah, évidemment, qui d’autre. Il avait entendue parler d’elle. La dernière recrue des mangemorts, et à en croire les ragots, c’était une courge millénaire. Elle avait été pistonnée par son mari d’ailleurs, Riyadh Shafiq, un gros péteux qui se prenait pour un bolide alors qu’il n’était qu’une roue, qui était lui aussi une courge dans le fond. Et quand une courge pistonne une autre courge, ça donne quoi ? Une courgette !
* AH-AH-AH ! *
Volker aimait se raconter des blagues, comme ça, dans sa tête.
Bien sûr, Rose Shafiq. Son combat contre l’ancien aurore, M. Deloria, était fameux dans tout l’étage. A midi encore, un collègue avait raconté le duel : elle lui avait balancé plein de pigeons à la figure — le mec était déstabilisé, évidemment, avec une attaque pareille — il avait titubé en arrière, glissé sur son balcon, et la chute l’avait tué.
C’était la mort la plus con que Volker avait entendue de toute sa vie. Si lui il mourrait comme ça, il aurait tellement honte qu’il refuserait de se réincarner. Il paraissait qu’à Sainte-Mangouste personne n’avait voulu autopsier le corps parce que le macchabée avait des fientes de pigeon plein la tronche. D’ordinaire, Volker aurait trouvé cette anecdote répugnante, mais il était tellement en transe qu’il trouvait ça … comment dire… épique. Ouais, épique. Il avait vu plein de spectacles de Wagner dans son enfance, et il fallait admettre que l’attaque à la mouette, c’était wagnérien.
Le Ministère était devenue une grande comédie musicale décadente, et Volker avait trouvé sa partenaire de danse idéale. Parfait. Maintenant, ils devaient se mettre à la cadence.
Il allait manipuler la mangemorte pour qu’elle torture le cobaye de la manière la plus
what the fuck possible. Tellement
what the fuck que même lui, ça le surprendrait. Après tout, c’était elle l’artiste. Lui, il allait juste planter la graine, réveiller le génie qui sommeillait en elle, le même qui avait trouvé adéquat de lancer une mouette à la gueule d’un sorcier surpuissant, et la pousser à faire de l’art moderne. Elle était au ministère depuis peu, mais c’était déjà une légende. Et Volker aimait les légendes… Elles étaient amusantes.
Il se mordit la lèvre inférieure pour ne pas rire, et reprit son air habituel, sévère et exigeant.
“Madame, je suis Monsieur Günthers, et je suis le Directeur de la Brigade de la Police Magique !” cria-t-il colériquement en bombant son torse de manière à faire ressortir son blason ministériel, qui luisait sur son pectoral gauche.
“Tout d’abord, j’attends de vous que vous réserviez des salutations plus… appropriées, lorsque vous rencontrez un supérieur hiérarchique.”Il referma la porte derrière lui, et se mit à regarder la pièce avec les allures d’un parent qui vient vérifier que son gosse a rangé sa chambre. Puis il cria, avec un accent allemand prononcé :
“Le service des Mangemorts. Le fond du panier du Ministère. Trop déficitaire ! Il faut de l’AUSTÉRITÉ ! Qui tombera, qui vivra ? AH-AH-AH !”Ensuite, il marcha lentement dans la pièce, inspectant chaque objet d’un air méfiant et détaché. Qu’est-ce qu’il vérifiait ? Lui-même ne le savait pas. L’important, c’était d’avoir l’air... de vérifier.
“Vous êtes jeune, Madame Shafiq. Et à la direction, nous surveillons la jeunesse. La jeunesse, c’est l’avenir !” affirma-t-il avec fermeté, en serrant les mâchoires.
Tandis qu’il marchait, il caressait le rebord des tables du bout des deux doigts, avec nonchalance, comme s’il se demandait si, au fond, cet environnement était digne de sa présence éminente...
Finalement, il fit une moue qui signifiait : “c’est pas le luxe auquel je suis habitué, mais bon, ça fera l’affaire” ; il tira une chaise, la tourna vers l’asperge et s’assit face à elle. Il continua, en poussant l’accent allemand à son comble, sur un ton flatteur et complice.
“On m’a parlé de votre combat contre M. Deloria, Madame Shafiq. Cet ancien aurore était connu de nos registres comme un ornithophobe... il avait la phobie des oiseaux. Mais je ne vous apprend rien, n’est-ce pas, Madame Shafiq, heeiiiiin ?” Il lui fit un clin d’oeil et un petit rire complice.
“N’importe quel sorcier se serait jeté sur lui en criant ‘révulso’ ‘expelliarmus’ et autres inepties ! Mais vous non, Madame Shafiq ! Vous, vous avez vu plus loin. PLUS LOIN ! Vous avez trouvé la faille de l’ennemi” fit-il en serrant son poing en l’air
“et vous l’avez brisé, Madame Shafiq. Ingénieux. JA ! JA !” aboya-t-il les yeux exorbités, en levant ses sourcils avec gratitude (oui, même quand Volker voulait être gentil, il faisait peur).
Son regard se pencha ensuite vers l’homme saucissonné. Il réalisa qu’il savait toujours pas qu’il était. Tant mieux. S’acharner sur les inconnus, c’était de bon goût : ça avait un côté exotique. Volker en avait marre de se faire traiter de facho par la canaille merliniste, s’il pouvait développer une réputation de hipster à la place, ce serait mieux.
“Il y a une partie en vous qui brille de mille feux et cette partie doit s’embraser ce soir, Madame Shafiq ! Cet homme n’est pas Deloria, Madame Shafiq, il est dix fois plus petit et dix fois plus grand à la fois. C’est la PESTE !”Volker se jeta alors vers une bougie posée sur le bureau. Il s’accroupit près d’elle, et en utilisant ses mains, il fit des jeux d’ombre qui se projetaient sur le mur adjacent. Il avait tout appris des spectacles d’ombre dans sa petite enfance. Il continua en illustrant ses propos, avec une voix grave et doucereuse :
“Un rat qui marche... et dans l’ombre du rat, des centaines de ratons grouillent, Madame Shafiq. Quand son museau de rat s’ouvre, les hommes tombent, Madame Shafiq. Vingt trois morts, Madame Shafiq. Et quand ses ratons s’agitent, ils font des trous dans les robes de nos femmes et de nos enfants, et vous savez ce que j’ai vu sortir de ces trous ? Du sang-pur, Madame Shafiq. DU SANG-PUR !” Les ombres représentaient la scène, avec des rats et des sorciers dont le sang giclait partout.
“NEIIIIIIN !” hurla Volker.
”NEIIIIIN ! ICH WEIGERE MICH, WEIGERE MICH !“ Il souffla finalement sur la bougie, et les ombres disparurent dans ses hurlements.
Il se leva, reprit sa respiration, lentement. Il se dirigea vers la mangemorte à pas feutrés, et il posa sa main sur son épaule. L’obscurité nouvelle amplifiait la gravité de son regard, et une étoile sadique brillait dans ses yeux.
“C’est là que vous entrez en scène, Madame Shafiq.”Répéter le patronyme de la personne en surjouant l’accent allemand : parfait pour responsabiliser et manipuler.
“Madame Shafiq, quand le rat reprendra vie, je veux les noms de ses ratons. Mais le rat ne jettera ses ratons dans la gueule du chien que s’il perd la raison. Et à ce moment-là, nous pourrons briser son petit cou de rongeur. À votre avis, Madame Shafiq… Quelle est la meilleure méthode pour faire perdre la raison à ce rat ?” acheva-t-il en montrant le mec saucissonné d’un air dégoûté.
Son regard retrouva ensuite celui de Rose... Mais cette fois, la flatterie et la complicité avaient disparu. Il y avait du doute. Un doute menaçant. Un doute violent.
”Vous savez, la Direction compte sur vous, Madame Shafiq. Spécifiquement.”